

Décalé...
De tous temps ma naissance avait été prévue pour la fin du mois de mars 1790. Mais cet élément de planning n’a pu être respecté suite au sort tragique réservé à mes géniteurs putatifs. Encore heureux, les troubles furent tels que ma conception ne put se tenir aux lieux et dates prévues. Si tel n’avait été le cas, j’aurais péri dans la dépouille étêtée de ma pauvre mère et ce avant que j’apparaisse à la vue des hommes. Suite à cette tragédie, ma venue au monde a donc été reportée sine die.
Beaucoup trop de choses avaient été bousculées en ces temps troublés, le sort de cet enfant à naître passa au second plan. Le dossier n’était pas perdu mais, avec quelques autres, il était tout le temps remis en bas de la pile des urgences relatives. Il fallut une autre grande bousculade pour que le planificateur décide de régulariser tout le retard accumulé. La seconde guerre mondiale ayant déclenché, en réaction à la barbarie, un profond élan relationnel, il fut décidé de profiter de cette catharsis pour solder tous les dossiers en attente, certains depuis plusieurs siècles. Coûte que coûte ces naissances ajournées furent intercalées, à la hussarde, entre les éléments normalement programmés. Cela ne passa pas inaperçu on appela cet épisode, qui suscite encore de nos jours des réactions mitigées, le « Baby Boom ».
C’est ainsi que je suis né le 21 mars 1954.
Cette solution fournie à un cas de force majeure n’était pas et ne pouvait pas être parfaite. Trop de temps avait passé. Le décalage fut notoire et porteur de conséquences sinon lourdes en tous-cas gênantes.
Par exemple, je suis par vocation adapté à une époque où le temps n’existait pas comme aujourd’hui. Les pendules rares et chères n’avaient pas le pouvoir de l’opposer à tout un chacun, flâner était une absolue nécessité permettant de relier efficacement les éléments indisciplinés de la cohorte des évènements à venir. Aujourd’hui semblables à des bataillons de militaires ternes défilant au pas de l’oie, les temps de nos vies se succèdent raides et figés, imbriqués les uns dans les autres, toute anicroche créant un trouble majeur. Je n’ai jamais pu m’y faire. Moi je flâne au grand désarroi des orthodoxes de la pendule et du calendrier réunis. Je prends mon temps, eux ils disent que je le perds. Surtout ils attendent, impatiemment ils m’attendent. Pourtant je suis toujours à l’heure, à mon heure, juste il y a décalage. J’aurai passé ma vie à traîner, et au bout du compte il en reste une trace dans la poussière du chemin. Pour eux, il faut que ça roule vite et loin, du coup tout se perd sans stigmate à la surface du macadam noirâtre.
Avoir vingt ans en 1810 n’était pas forcément une bonne idée. Si le monde avait eu conscience d’exister le conflit eut été mondial. Quoique déjà fortement létales, les guerres de ce temps n’affectaient que les quelques-uns vêtus d’uniformes chamarrés ornés de baudriers de cuir blanc. Les anglais avaient tiré les premiers, ils avaient pris le rouge pour eux, ils avaient débarqué. Je veux croire qu’il était prévu que je survive. Intact.
Mon outrecuidance ne va pas jusqu’à me savoir riche. Si il y a un point ou le décalage de mon existence retardée est imperceptible c’est bien celui du service de « sa majesté financière ». Que ce soit celle de l’époque initialement prévue ou celle du temps qui m’a finalement vu exister, ces bourses ne peuvent se concevoir que vides.
Une existence laborieuse. C’est ici qu’ils arrivent au galop ; les chevaux me fascinent. Je ne peux pas être loin d’eux. Lad, cocher, charron, maréchal ferrant … Que sais-je ?
La commence le grand quiproquo de mon existence réelle. Par force, comme si c’était une évidence, j’ai substitué au noble animal le concept abstrait de cheval vapeur, celui que l’on ne voit jamais et dont l’on ne connaît que les « performances ». Aveuglé et obtus, j’ai servi cette illusion avec toute l’abnégation qu’elle ne méritait pas. J’ai laissé les voiliers s’élancer vers d’autres cieux, les planeurs se sont envolés pour les rejoindre, et moi, esclave consentant, j’ai changé l’huile noirâtre de moteurs cacochymes. Depuis 1973 je les savais condamnés, mais j’ai cru que de leur survie dépendait la mienne. Tragique erreur qui a vu fondre la glace et s’évaporer l’eau.
Une seule vérité demeure : Les chevaux me fascinent.
De cette époque qui m’était destinée, je rêve encore. Ce n’est pas le rêve de la facilité, c’est celui de l’émergence d’une liberté appuyée sur la connaissance des rouages de la nature. Ce temps a vu les chemins devenir « de fer ». Incroyable accouchement que celui d’une mine de charbon qui donne naissance à une locomotive. Richard Trevithick, héros inconnu et pourtant majuscule, est honoré par ma mémoire, il mériterait de l’être par la vôtre. Google au secours !
Âgé de 50 ans, il était prévu que je prenne pour la première fois le train. Le feu, le fer, la vapeur surchauffée de nuages captifs et la multitude des hommes enfermés dans une cage de pierre dont la porte est ouverte vers ailleurs. Une gare.
C’était trop gros et trop grand pour que ce moment puisse se dissoudre dans la fuite du temps compté par l’immense pendule au milieu de la salle des pas perdus pour toujours. Nicéphore était là. Niepce… Il a recueilli tout le noir que des serviteurs ennuyés ont retiré de toutes les argenteries de tous les temps. Et de ses flacons magiques, il a impressionné des feuilles de papier blanc. Je devais faire partie de cette première série des hommes dont le souvenir était plus que des lettres gravées sur une dalle de pierre. Photographié.
…
L’histoire a bégayé. Et si j’ai un regret, c’est finalement seulement celui de l’élégance. Les hommes et les femmes de ce temps étaient beaux, beaux de ce qu’ils portaient, beaux du décor de leur vie. Ils n’avaient plus de culotte. Le satin et la soie des aristocrates, le drap de laine, la bure, et le lin finalement laissèrent une place prépondérante aux cotonnades, magnifiées par leur production devenue massive suite aux bons soins d’une grande dame à l’époque à peine pubère : l’industrie.
Je crois fermement qu’au cœur d’un mois d’août pourtant torride, j’aurais pu porter avec aisance une large chemise ornée d’une lavallière, un gilet de coton, un paletot de laine fine, des fuseaux noirs s’enfouissant dans des souliers de cuir brillant. Sans oublier le haut de forme.
Si vous n’êtes pas trop regardants et pas trop moqueurs, cette frustration d’un homme décalé peut toutefois trouver remède.
Jean-Marc Donnat
trouble subi(t)
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