Tildy

Ce matin Tildy s’est levée morose, l’anniversaire de Papa ne serait pas gai. Papa c’était son mari, elle l’appelait comme ça depuis la naissance de leur fils, leur unique. Accaparés par une carrière sur les cinq continents, ils ne s’étaient posés que sur le tard et c’est seulement à ce moment que junior était venu.
90 ans. Aujourd’hui. C’est pourtant un bel âge… Mais voilà, fiston s’étant révélé être par nature et avec talent un parfait salaud, il ne serait pas là aujourd’hui et c’était tant mieux. Ils se voyaient peu et chaque fois cela tournait mal, parfois même on avait frisé la tragédie, car en plus il était violent. Il n’attendait plus qu’une chose : hériter. Il attendait avec impatience et cynisme.
Heureusement que Papa n’était plus là, heureusement qu’il n’avait plus qu’un petit oiseau dans la cervelle. Il se foutait complètement de son anniversaire, de son rejeton, il vivait un peu comme une machine, par habitude. Du lit au fauteuil roulant, du fauteuil au lit, c’était ses deux voyages quotidiens, deux expéditions pénibles mais sans suspens. Et pourtant qu’est-ce qu’ils avaient voyagé… Les voyages c’était leur passion commune, le ciment de leur couple.
Il y a 25 ans, l’âge de la retraite ayant sonné, ils avaient acheté un camping-car simple et robuste et étaient partis sur les routes d’Europe, d’Afrique, ils avaient effleuré l’Asie, de longs et beaux voyages à découvrir des millions de merveilles. Mais le plus beau de tous c’était celui qu’ils avaient fait vers le grand nord, jusqu’au cercle polaire. Tildy en gardait un souvenir épanoui et elle en parlait tout le temps. Celui-là avait été LE voyage.
Petit à petit le camping-car s’était recouvert d’auto collants célébrant ces destinations lointaines, et à l’intérieur, les placards, les moindres espaces un peu plats étaient recouverts d’une multitude de cartes postales achetées dans tous les bouts de ce vaste monde. Le camping-car était devenu leur mode de vie et même quand par force il avait fallu ralentir la fréquence et même arrêter de rouler, ils avaient gardé cette grosse machine, ils n’avaient jamais voulu d’une simple voiture. Ils allaient à l’épicerie, chez le médecin ou au tribunal en camping-car. Depuis longtemps Papa ne conduisait plus, et c’est Tildy qui fièrement menait le camion, elle aimait ça. Elle ouvrait la portière en levant les bras bien haut, elle jetait sa canne sur le siège passager, se hissait sur les deux marches à l’aide des poignées et se retrouvait assise sur les coussins face à l’immense pare-brise. Elle préchauffait le moteur et au bout d’un moment le gros diesel émettait un son caverneux. C’était parti. Une porte s’ouvrait sur le monde entier.
Mais 25 ans, c’était beaucoup pour une simple mécanique, le fonctionnement devenait de plus en plus aléatoire, c’était un souci et une charge de plus pour Tildy. Elle savait qu’il allait falloir faire quelque chose, mais elle ne pouvait se résoudre à rentrer dans le rang.
Ce fut le jour de ce lugubre quatre-vingt dixième anniversaire qu’elle prit sa décision. Elle se rendit dans la grande concession, le vendeur fut passablement surpris par cette vieille dame de 87 ans qui voulait un camping-car neuf et le payait comptant. Elle choisit une machine encore plus grosse que la précédente elle veilla à disposer des plus grands réservoirs possibles afin de favoriser autant que possible l’autonomie.
Elle revint chez elle avec la baleine blanche et la vie sembla reprendre le même cours qu’avant. Junior piqua une crise phénoménale quand il comprit que le compte en banque de ses géniteurs ne regonflerait jamais le sien. Pendant tout l’été Tildy roda le moteur à l’ancienne mode. Elle fit faire la révision début septembre. Vers le 15 elle remplit les réservoirs et les placards. Un beau matin elle se fit aider par un voisin et installa Papa sur la banquette du coin repas.


-----------------------------------

Ils étaient partis. Vers le nord. Ils roulèrent par petites étapes car la vie errante était devenue compliquée pour eux. Mais une petite lumière s’était allumée dans l’œil de Papa et rien que cela valait le coup. Trois semaines plus tard ils étaient sur le cercle polaire. Seuls sur un grand parking car on était maintenant en octobre et il faisait déjà bien froid. Les conditions d’adhérence pour le camion commençaient à être limite. Malgré cela Tildy s’engagea sur un chemin de terre qui semblait mener nulle part, c’est d’ailleurs là qu’il allait. Quand ils furent au bout Tildy essaya de continuer un peu dans la toundra, le camion en piteux état finit par déclarer forfait. Adossés à un petit bosquet de hêtres ils restèrent là sans sortir. Il leur fallait tellement peu pour vivre que leurs provisions durèrent plusieurs semaines. La neige était maintenant tombée et recouvrait tout. La température était très basse et la nuit elle descendait plusieurs dizaines de degrés au-dessous de zéro. Finalement un soir, le Webasto, le chauffage qui marchait avec le fioul du moteur, s’éteignit. Le réservoir était vide.
Tildy prépara une grosse infusion qu’elle servit à Papa, en y ajoutant la moitié des somnifères qui restaient dans la boite des médicaments. L’autre moitié elle la garda pour elle. Ils burent et s’endormirent cote à cote. Ils dorment encore, en voyage pour l’éternité.

Jean-Marc Donnat