

Partie !
Cela fait cinquante ans que nous vivons ensemble. Ce matin, sans préavis, sans un mot, elle est partie. Elle a rassemblé tous ses sacs, les a enfournés dans le coffre de la voiture. Sans se retourner, elle est partie, elle n’a même pas pris la peine de refermer le portail.
Je ne peux pas dire que j’ai été surpris. Depuis tout ce temps, nous nous connaissons si bien que j’arrive si ce n’est à comprendre, tout au moins à sentir ce qui se trame dans les méandres de sa pensée. Hier j’ai bien réalisé que quelque chose se préparait. Peut-être à tort, cela ne m’a pas vraiment troublé : j’ai quand même bien dormi.
Et ce matin, elle est partie. Je ne suis pas vraiment inquiet, ni même triste. Juste, je me sens seul, elle me manque. Je ne veux pas me laisser troubler, je veux continuer mon train-train mes activités comme prévu, mais je n’y arrive pas, je n’ai pas le goût. Je traîne. J’erre dans la maison, je passe de pièce en pièce pensif et désemparé. Je sais qu’elle n’est plus là, mais je la cherche. C’est idiot, c’est inconscient, mais je la cherche.
En fait j’ai l’habitude : chaque fois que nous avons été séparés au cours de ce demi-siècle commun je l’ai cherchée. Chaque fois que j’étais retenu par mon travail et qu’elle allait rejoindre amis ou famille, chaque fois qu’elle était entrainée par une formation ou une activité personnelle, je l’ai cherchée. Bêtement, sans espoir et sans énergie, je l’ai cherchée là où je savais qu’elle n’était pas. Même quand c’est moi qui partais, qui me trouvais en stage ou en déplacement chez des clients ou des fournisseurs, je la cherchais dans ma chambre d’hôtel, dans la salle du restaurant ou dans le hall de l’usine. Toujours quand elle n’a pas été à mes côtés, elle m’a manqué et je l’ai cherchée.
Pourtant, profondément introverti, je suis un être solitaire. J’aime être seul, comme si je me suffisais à moi-même. Mais voilà, j’aime être seul mais à condition d’être avec elle. Seul à deux, avec elle, silencieuse, tranquille, proche, accessible si ce n’est disponible. J’aime être seul mais quand elle n’est pas là, je la cherche.
Il y a aussi ce jeu stupide et orgueilleux auquel nous n’avons cessé de jouer depuis que nous sommes mariés. Elle et moi nous revendiquons comme « indépendants ». Nous existons l’un avec l’autre mais nous prétendons exister l’un sans l’autre. Séparés par quelque raison que ce soit, nous affirmons et proclamons ne pas en faire cas. Pressés de téléphoner, de prendre des nouvelles de l’absent, nous postulons ne pas en avoir besoin et affirmons que l’autre le sait et n’en éprouve pas non plus le besoin. L’indépendance proclamée et publiquement vécue comme une bravade ! Mais toujours, toujours dans l’instant qui suit le regret piquant de n’avoir pas voulu la chercher là où elle est vraiment. En vieillissant il semble que, sur ce plan-là en tous cas, nous devenons un peu moins bête.
Cinquante ans que nous vivons ensemble, et ce matin elle est partie. Je la cherche.
…
Indistinctement d’abord, j’entends le son d’un moteur. Puis le bruit d’une voiture reculant dans l’étroite allée.
Elle revient.
Je me précipite au travers de la vaste maison, mais quand j’arrive au garage, elle est déjà descendue de l’auto et fourrage dans le coffre. Encore une fois, sans rien dire, nous nous comprenons parfaitement : je saisis les sacs les plus lourds, et nous rentrons les courses du mois dans la réserve.
Elle est là.
Je ne suis pas rassuré, je n’étais pas inquiet. Je ne suis pas heureux, je n’étais pas triste. Juste, elle est là et je suis au complet.
Jean-Marc Donnat
trouble subi(t)
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