Les Soldes de Marie...

Dans les années de ma vie qui commençaient par un quatre, j’avais la responsabilité d’une maison de retraite, le public et l’intime d’une cinquantaine de personnes dépendaient pour une part des décisions, gestes et lubies qui pouvaient être les miens. Marie (par souci d’honnêteté je n’ai pas changé le prénom) était venue s’échouer là, je ne sais plus comment. Marie n’était pas vraiment vieille, elle n’avait que cinquante ans, mais les errements de sa vie avaient fait de son corps une épave. C’était évident et ça l’est encore : elle a été une belle femme ; mais elle fut vieille avant l’heure et paraissait, en ces années, quinze ans de plus. Surtout ses terminaisons nerveuses bouffées par l’alcool et le tabac ne lui permettaient plus de mouvoir ses jambes, son déclin trop rapide l’avait conduite sur un fauteuil roulant. La météo du moral de Marie était très variable : beaucoup de jours avec, beaucoup de jours sans. En cet hiver les jours sans étaient trop nombreux, il fallait faire quelque chose. Je ne sais plus exactement qui a eu l’idée mais elle était lumineuse : il fallait amener Marie, l’ex midinette parisienne faire les soldes. Compte tenu des contingences matérielles liées au fauteuil de Marie, le lieu est vite arrêté : Ce sera à Montpellier, bien sur, mais au centre commercial « Carrefour » pour ne pas le nommer. Pas de marche intempestive. Reste la question de l’accompagnement ; qui va pousser le fauteuil de Marie ? Aucun budget n’a été prévu pour cette circonstance d’ailleurs statistiquement improbable. C’est un fait largement méconnu mais dans ce cas là, c’est le directeur qui s’y colle.

Me voici donc parti avec Marie, elle est d’une compagnie agréable et le voyage se passe bien, parking, fauteuil, Marie. Marie sur le fauteuil dans le parking : la routine de la vie avec les personnes dépendantes. Jusque là tout va bien, mais c’est vraiment les soldes et il y a vraiment beaucoup de monde, beaucoup de femmes, ce fait immense ne m’a pas encore alerté et c’est une Marie en pleine forme et un Jean-Marc serein qui pénètrent dans l’hyper marché. Notre encombrant équipage déambule dans les allées surpeuplées, au hasard.

Au hasard ? Finalement pas vraiment car je comprends vite que Marie a une idée derrière la tête, je fais semblant de ne pas comprendre mais Marie insiste : il faut aller au rayon lingerie. Au fur et a mesure que nous approchons la cohue s’intensifie et les relations peer to peer sont de plus en plus âpres. Nous voici donc au rayon culottes et soutifs, Marie devrait être contente mais elle ne l’est pas. Le rayon qu’elle cherche c’est : Strings et balconnets… Pour être précis Marie veut une parure mauve le bas taille 36 et le haut 80A le tout le plus sexy possible, bien évidemment. Ma pupille étant empêchée par sa faiblesse il me revient de plonger dans la mêlée pour en retirer le précieux brin d’étoffe. Est-ce parce que je n’ai pas l’habitude ? Mais je suis gêné, si ce n’était que moi je prendrais bien le premier truc venu, mais il faut un string mauve taille 36. J’y retourne, avec la certitude d’être considéré comme un pervers fétichiste. Je suis rouge de confusion, écarlate même en envisageant l’intimité que l’on doit me supposer… Mais l’idée fixe de Marie est une idée de génie : En m’approchant de ces œuvres de dentelles ayant pour ultime finalité de sublimer le plus secret de la féminité de ces dames, je serrais au plus près les intimités de cette multitude. A la limite du viol voyeur et donc insupportable : très vite un large fossé se creuse autour de ma masculinité unique et râpeuse, mal dégrossie pour tout dire. C’est finalement avec la plus grande aisance et presque seul face à la gondole que je dégotte pour Marie le graal de sa quête.

Nous repartons, Marie est heureuse et moi je rigole. Les expériences de ce genre ne peuvent que rester uniques, c’est dommage c’est une sensation suave que m’a occasionnée cette circonstance révélatrice de pulsions avouables mais devant rester inavouées, secrètes, intimes.

Une grosse vingtaine d’années ont passé, je me demande ce qu’a bien pu devenir le string mauve de Marie, puisqu’il n’était manifestement pas destiné aux tâches ordinaires et que pour plagier un vers de Brassens « ce cul ne savait que s’asseoir » et en plus sur l’assise austère d’un accessoire pour infirme. En fait j’espère qu’il a su garder sa fonction de leurre et que Marie arrive toujours à croire grâce à lui à l’intégrité de sa féminité. Certitude ultime, certitude intime.

Jean-Marc Donnat