Les fils de l'enfant loup.

Mon père a plus rêvé sa vie qu’il ne l’a vécue. Les images et les contours de ses rêves germaient sur le terreau de ses lectures essentiellement anglosaxonnes : Fenimore Cooper (Le dernier des mohicans, Le tueur de daims), Jack London (L’appel de la forêt, Le loup des mers), Rudyard Kipling (Tu seras un homme mon fils, Le livre de la jungle), Sir Baden Powell (Le récit du siège de Mafeking, scène originelle du scoutisme) et ce, jusqu’à la glauque mystification Vernon Sullivan/Boris Vian (J’irai cracher sur vos tombes).

J’ai été élevé dans cette ferveur et je n’ai pas été étonné, vers l’âge de neuf ans, d’être enrôlé dans la troupe de louveteaux de la bonne ville d’Avignon. Le scoutisme pour les plus jeunes. Tous les dimanches après-midi vêtus de bleu marine, nous nous retrouvions pour passer quelques heures. Une fois par mois, une « grande sortie » tenait toute la journée, parfois nous prenions nos vélos.

L’uniforme était composé d’un short en drap épais et râpeux et d’un pullover de laine, la chemise à poches de poitrine plaquées était bleu ciel, plus béret et foulard (rouge bordé de jaune).

C’était avant la lettre un jeu de rôles permanent. Nous étions immergés dans la forêt indoue de Mowgli et tout était en relation avec le livre de la jungle. Quand le modèle de Kipling était insuffisant il se voyait complété harmonieusement et sans hiatus par les légendes des indiens de l’ouest américain…

Nous étions encadrés par des « cheftaines », de jeunes filles de dix-huit à vingt ans que nous ne connaissions que sous leurs surnoms : Baghéera, Akéla, Baloo ou encore Kaa. Je regrette de n’avoir aucune idée de leur identité réelle.

J’étais un enfant timide et craintif, je tâchais de me faire oublier, fondu dans la masse. Au bout de trois mois je fus intégré officiellement à la troupe. C’était un rite sombre et impressionnant. La grande pièce était plongée dans l’obscurité, quelques bougies fournissaient le peu de clarté strictement nécessaire. Un amas hétéroclite d’objet recouvert de vieilles couvertures figurait le rocher du conseil de la meute, les cheftaines y étaient installées. Autour, en un amas informe, le reste de la troupe était assis par terre. Moi, j’étais dans la pièce à coté et je n’en menais pas large ne sachant pas à quelle sauce j’allais être mangé. A un moment un murmure s’est élevé et a vite gonflé pour devenir une clameur :

Nez au vent ! Nez au vent ! Nez au vent !...

J’étais intégré à la troupe et désormais je ne m’appellerai plus Jean-Marc mais Nez au vent. Je m’approchais, je récitais la promesse, l’on me remit alors un insigne à coudre sur ma manche : J’étais un loup gris.

Les activités étaient très diverses, nous apprenions les nœuds et plus généralement le froissartage, nous tentions de retenir le morse, nous faisions des ateliers de secourisme (j’y ai développé une pratique des bandages qui me sert encore aujourd’hui), nous chantions et l’on nous racontait des histoires, nous en étions friands car en ces temps antédiluviens ou la télévision existait à peine cela restait un moyen privilégié de nourrir notre imaginaire.

Les activités de plein air étaient aussi orientées par ces thèmes. Nous y mettions en pratique nos connaissances récentes au cours de très sophistiqués jeux de piste. Les « messages » laissés pour nous éclairer étaient assez systématiquement rédigés en morse.

Nos sorties se passaient dans les garrigues environnantes, nous avons parcouru des endroits ou l’on ne pourrait plus s’aventurer aujourd’hui avec des enfants. Nous avons sondé un nombre incalculable de cavités, escaladé des rochers sans imaginer un seul instant que nous aurions pu tomber. Il y avait bien des bobos, des égratignures, des entorses, mais cela n’émouvait personne, c’était normal. Beaucoup de lieux aujourd’hui clôturés et voués au tourisme n’étaient pas indiqués et se démarquaient à peine. Ainsi en était-il des carrières des Beaux de Provence. Ces larges grottes artificielles et profondes n’avaient plus de secrets pour nous.

J’ai souvenir d’une sortie au Pont du Gard, lieu alors sans aucun aménagement. Par des sentiers à peine marqués nous avons accédé au sommet de l’édifice, que nous avons traversé de bout en bout. Le test du courage consistant à parcourir les dalles recouvrant l’ancien canal à presque cinquante mètres du sol. En toute liberté et bien sûr sans aucune sécurité… Personne n’est tombé.

Est venu l’été 66, j’avais douze ans et j’ai pu participer au camp d’été. Il se tenait dans une ferme abandonnée envahie d’herbes folles. C’était dans les cévennes, plus précisément à Saint Hilaire de Lavit. Notre dortoir était l’ancienne grange. Nous dormions à même le sol sur des paillasses que nous avions remplies de vieille paille le jour de notre arrivée. La literie consistait en un « sac à viande » fait de vieux draps cousus et une couverture de laine rêche.

Le réfectoire était constitué de bancs sommaires et de planches posées sur des tréteaux servant de tables disposées sur la terrasse devant le bâtiment. Je ne suis pas sûr qu’en cas de pluie il y ait eu un plan B. Nous avions chacun notre gamelle, notre quart, et nos couverts tout en aluminium, nous les lavions à la fontaine après le repas. Sur le plan des « commodités », je tâchais d’éviter soigneusement les « feuillées » vague trou creusé dans le sol pour un usage communautaire et me réservait des moments d’isolement dans des lieux discrets pendant nos sorties quotidiennes.

Sur le plan de l’alimentation, ce fut l’occasion d’une révélation. Tous les matins au petit déjeuner, nous avions du « porridge », met encore inconnu de la plupart et qui fut diversement apprécié. Moi j’ai bien aimé, mais je crois que j’étais une exception. Ce fut l’occasion d’une scène étrange le dernier jour du camp. L’installation pourtant sommaire avait été démontée, nous nous sommes donc installés pour le petit déjeuner sur le plateau d’une vieille charrette bleue comme il se doit. Ce n’était qu’un plateau sans ridelle, nous nous sommes assis tout autour, jambes pendantes. Les plus rusés avaient choisi de se placer à cheval sur les trous qui avaient accueilli dans le temps les susdites ridelles. Les trous furent donc systématiquement et avec application remplis par la bouillie honnie. Les monitrices choisirent ce jour-là de ne rien voir.

C’était un autre temps, les habitudes et les valeurs étaient très différentes mais l’engagement et le dévouement de ces jeunes filles restent un sujet d’étonnement. A peine sorties de l’adolescence, elles consacraient une grande part de leurs loisirs à encadrer des gamins turbulents et souvent mal embouchés. Moi, j’avais le béguin pour Kaa. Ce n’était pas la plus douce ni la plus dévouée, mais c’était et de loin la plus belle. La grâce de son visage et la couleur ambrée de sa peau me fascinaient.

Quelques semaines plus tard ce même été, toute ma famille était en résidence à Lasalle toujours dans les Cévennes. Ce dimanche là c’était la fête du village. Il y avait toute une foule sur la place devant les deux grandes colonnes austères du temple. Libre et solitaire, je déambulais entre les étals de confiserie et les stands de tir. Mon cœur s’accéléra d’un coup : là, au milieu de tout un groupe elle était là, encore plus belle dans sa jolie robe, sa peau encore plus bronzée. Kaa ! Toute mon après-midi fut alors dédiée à de savantes tactiques de rapprochement. De loin, je l’observais et tentait de me mettre en évidence. Osant de plus en plus je me rapprochais jusqu’à être très proche d’elle. Jamais son regard ne rencontra le mien. Ces circonstances là sont souvent celles ou l’on a le plus de courage, J’allais devoir l’interpeller. Bien que tremblant, j’étais prêt. Au moment ou je me lançais, elle tourna le dos et s’éloigna dans la trop longue rue pour s’y perdre entourée de toute sa compagnie.

Elle n’avait pas pu ne pas me voir, elle n’avait pas pu ne pas me reconnaître. Je ne faisais plus partie de son monde et elle ne voulait pas m’ouvrir la porte. Profondément jaloux de la bande de brayards, vantards et bavards qui l’escortait je m’éloignais meurtri. Ma première déception sentimentale. Ne vous inquiétez pas, ce n’était pas la plus grave, loin de là mais ce fut très formateur et m’a aidé par la suite à distinguer la ligne très mince qui sépare la réalité de l’illusion.

Comme tous les autres, cet été-là finit par finir, ce fut la rentrée. J’avais douze ans et bien que je n’en aie pas eu particulièrement conscience, j’allais devoir « passer » aux éclaireurs la catégorie des grands...

L’année des louveteaux commença par une grande sortie, pas très loin sur le plateau de Villeneuve les Avignon, dans un terrain d’entrainement militaire. Un énorme jeu de piste était organisé. Les cheftaines (Kaa n’était plus là) me passèrent un brassard rouge sur le bras ainsi qu’à quatre ou cinq autres. Nous voilà partis sur la piste difficile ou nous finîmes par être très dispersés. Tout d’un coup trois gaillards vêtus de beige me sautent dessus, me ligotent et me passent un bâillon. Sans ménagement ils m’entrainent dans une caverne profonde, encore une ancienne carrière très semblable à celles des Beaux. Tout au fond dans une salle éclairée chichement par des flambeaux, se tient comme un tribunal. Nous sommes là tous les cinq avec nos brassards rouges. En face de nous la troupe entière des éclaireurs, certains ont dix huit ans, je me sens tout petit.

Il va falloir vérifier que nous sommes dignes d’intégrer ce nouveau monde et l’épreuve va être physique. Nous sommes séparés et je suis entrainé dans une salle adjacente. On me fait remonter ma chemise jusque sous les aisselles, on m’allonge sur le sol de pierre froide, un éclaireur s’assied sur mes mollets, un autre me tient les bras allongés derrière la tête. Tout mon corps est en extension. Un troisième gaillard s’agenouille à coté de moi. Il a dans sa main un poignard de chasse avec une énorme lame, brillant à la lumière des flambeaux. Il s’amuse à la manipuler dans le but évident de m’effrayer. Tout d’un coup il abat le plat de la lame sur mes abdominaux. La douleur est intense mais j’arrive à me contenir, je ne dis rien. Il recommence encore et encore cela dure un bon moment. Je ne bronche pas et l’effet de surprise étant passé il m’est plus facile de rester coi.

Ils finissent par me relâcher, ils m’aident à me relever et à me rhabiller. Je suis stoïque me disent-ils. Ça y est, je suis un éclaireur, et avec le respect en plus.

Je suis un éclaireur mais cela va très vite se terminer. Une mésentente d’adultes conduira mes parents à me retirer de la troupe, je ne reverrai plus jamais mes copains. Comme tant d’autres, mes dimanches après-midi seront dorénavant consacrés à la télévision. Le fort Apache de Rusty et Rintintin, puis Zorro qui bientôt sera remplacé par Thierry la fronde… Je ne le savais pas encore, mais un temps nouveau commençait : Le temps des bateaux et des motos, mais c’est une autre histoire…

Jean-Marc Donnat