Le grand virage...

C'est avec la plus complète indifférence que trois jours plus tôt Léonce avait fêté son anniversaire. Ce genre de chose se pratiquait encore par habitude mais ne rimait plus à rien depuis que les hommes ne mourraient plus.
Il avait donc mille deux cent soixante-quinze ans... Depuis douze siècles et un peu plus on avait trouvé la solution pour stopper la dégénérescence des cellules humaines. L'éternité devant chacun ; en son temps ce progrès n'avait même pas été remarqué tant il avait été poursuivi, annoncé, pressenti. Le résultat obtenu, tout le monde avait trouvé cela normal.
Pendant trois ou quatre siècles tout avait bien fonctionné dans une douce euphorie. Puisque le temps n'était plus compté, il ne comptait plus et le rythme de la vie s'était considérablement ralenti, il n'y avait plus d'urgence, la procrastination était devenue la règle. Plus rien ne semblait bouger. Les êtres humains étaient tous stériles et la population du globe avait été fixée et maintenue à deux milliards d'individus ; c'était amplement suffisant. Pour compenser l'attrition aléatoire (la mort violente existait toujours que ce soit par accident ou par violences volontaires) on fabriquait à partir de cellules souches des « remplaçants » dont le génome était finement composé afin de correspondre aux besoins du moment.
Son anniversaire... L'occasion de se souvenir. De tous ses anniversaires un seul émergeait. Le jour de ses dix-huit ans, il avait reçu comme cadeau une moto Honda de type Hornet. Pendant quatre ans, il avait rêvé de motos, de puissance, d'adrénaline, de vivacité, il bassinait avec sa passion tous ceux qui l'approchaient à moins de deux mètres. Et voilà, elle était là, devant lui, une occasion un peu décrépie, mais quand même. D'autant plus frappant que c'était inattendu.
Mais pour lui comme pour tous les autres humains, les souvenirs étaient devenus un immense problème. Beaucoup de souvenirs sont délétères et disparaissent très vite, mais d'autres comme celui de ce dix-huitième anniversaire sont indélébiles. Les années passant, s'accumulant, ces images définitives, finirent par remplir la tête des hommes ou la place est physiquement limitée. Jusque vers l’âge de trois cent ans, il fit le plein sous son crâne, mais depuis plus rien. Il vivait avec comme seul arrière-plan ses trois cent premières années et la semaine écoulée se fondait irrémédiablement dans le brouillard de l'oubli. Il n'apprenait plus rien et ne savait rien de plus que ce qu'il savait mille ans plus tôt.
Il s'était donc installé un malaise permanent, beaucoup de choses n'avaient plus d'explications. Ce doigt qui lui manquait, l'auriculaire droit, comment l'avait-il perdu ? Accident de moto ? Accroc avec le centre d'usinage qu'il pilotait seize heures par semaine pour gagner sa vie ? Mystère. Au début il avait pensé qu'il pourrait pallier à cette brouillasse qui s'installait en écrivant chaque jour ce qu'il faisait, mais quand quelques temps plus tard il avait voulu relire ses mémoires il n'avait pas pu : à peine avait-il tourné une page qu'il ne se rappelait plus de son contenu...

Il roulait toujours en moto.
Sa machine actuelle était une grosse machine très complexe : une 500 twin qui pesait 80 décanewtons et développait la coquette puissance de 104 kilowatts. Il la trouvait magnifique, bien profilée avec une peinture mate marron clair et des pneus bleu turquoise. Tous les dimanches il la sortait.
Du temps ou il tentait de tenir son journal, il avait gardé l'habitude d'écrire sur de petits cahiers les itinéraires qu'il empruntait. Chaque fois cela tenait sur deux lignes. Il avait maintenant vingt cahiers empilés, avec quarante-cinq mille fois répétées les deux mêmes lignes :

Alès/ Florac / Saint Jean du Gard/ L'Estréchure/ Saint André / Rousses / Cabrillac/
L'Espérou / Valleraugue / Ganges / Saint Hippolyte/ Anduze/ Alès : 276 Km-3h30'

Pour être honnête, ce n'était pas vraiment des lignes identiques, le temps variait un peu en fonction des aléas climatiques et de l'état de la route. Il avait toujours roulé très vite en moto et cela ne lui réussissait pas trop mal.

On était dimanche, il descendit dans son garage, consulta distraitement ses cahiers et trouva anormal de faire toujours le même trajet. Avant quand il était plus jeune, il ne refaisait jamais la même balade. Il décida de varier et d'aller ailleurs aujourd'hui.
Il enfila son équipement par-dessus ses sous-vêtements. Ce n'était pour le moment qu'un amas informe posé en vrac. Il se glissa dans ce qui ressemblait plus à un sac qu'à un habit, mais en quelques secondes tout se tendit et épousa les formes de son corps, il sentit en premier ses pieds être serrés puis l'étreinte moelleuse remonta jusqu'à son cou enveloppant ses jambes, son torse, ses bras, ses mains. Ce qui deviendrait son casque pendait mollement sur sa poitrine comme un capuchon inversé. Il l'enfila, pendant trois secondes il ne vit rien, mais la encore la forme se figea la liaison avec le reste se verrouilla et sa visière devint transparente. Le check-up qui vérifiait tous les points de sécurité de sa protection apparut dans son champ de vision. C'est bon, tout était au vert, il pouvait y aller. Dans quelques secondes, les parties dures de sa carapace auraient fini de se solidifier.
Il y eut un « clic » discret quand il connecta le tuyau sur le côté du carénage. D'une pression il déclencha le débit de méthanol. Quand ce fut plein le tuyau s'éjecta et se rembobina automatiquement. En fait il ne savait ni la couleur, ni même si ce produit avait une odeur, il n'en avait jamais vu à l'air libre.

Le moteur ronronnait doucement, a cheval sur sa selle les mains sur le guidon prêt à rouler il avait peur. Cette puissance qu'il sentait, le poids et l’instabilité de sa machine l'effrayaient maintenant, il ne savait plus rien, il n'avait jamais conduit : c'était la première fois. Il lâcha tout de même l'embrayage et accéléra imperceptiblement. Il roulait ; ses pieds traînaient sur le sol, la rectitude de sa trajectoire l'étonna. Il remonta ses jambes et accéléra plus franchement, la vitesse augmenta d'un coup. Sans qu'il y pense ses membres trouvaient et actionnaient les commandes, la violence du premier freinage le surprit, mais le second le trouva confiant. Il ne se rappelait de rien mais là, d'un coup, il sut qu'il savait. La confiance monta de tous ses crans. A la sortie de la ville, il faisait cracher à son bourrin les trente-neuf mille tours qu'il pouvait donner, il lut la terreur dans les yeux d'une petite dame qui s’apprêtait à traverser...
En longeant le lac des Camboux il commença à avoir des doutes, mais arrivé à Sainte Cécile d'Andorge, il avait compris que cette fois encore les deux lignes sur son cahier seraient identiques à toutes les précédentes. Les panneaux indiquaient obstinément « Col de Jalcreste » « Florac » ... Il ne comprenait pas cette fatalité mais elle ne le révolta pas. Sur sa seule roue arrière il parcourut le bout droit suivant, laissa retomber sa roue avant, freina à bloc, la suspension avant talonna, il sorti sa fesse et balança simultanément sa machine. Quelques étincelles mais rien de grave, c'était reparti pour un tour.

La route était sinueuse mais large et belle elle montait et la puissance était bienvenue. Arrivé au col, à la sortie du dernier virage il accéléra à fond et leva encore sa roue avant. Vingt mètres plus loin, la route s'enfonçait d'un coup pour descendre vers Florac. Il décolla, le vol plané dura un peu et quand sa machine retrouva le sol elle s'écrasa sur ses ressorts et ondula dans toutes les directions il fallait la tenir. Ferme. Il fit ensuite à l'envers toute la corniche des Cévennes et s’arrêta pour une pause à Saint Jean du Gard. Il tremblait d'excitation.

Tous pleins faits il repartit. Les choses devenaient enfin sérieuses. La route étroite maintenant tournait toujours et de plus avait un profil de plus en plus accidenté. Véritablement sportif. Le paysage variait en permanence, à des parois rocheuses abruptes succédaient des forêts profondes et incroyablement pentues. Une seule constante, la route en corniche ; d'un coté le vide de l'autre une berge verticale, inhospitalière.
Le summum ce fut après le tunnel du Marquairès, à partir du village de Rousses. Là, la route faisait au maximum trois mètres cinquante de large, était goudronnée mais encombrée de gravillons ce qui pouvait servir pour passer plus facilement la multitude d'épingles à cheveux pied dehors en butée de contre braquage. Les choses redevinrent normales a partir du sommet de l'Aigoual avec la jouissance particulière des grandes enfilades de virages et de majestueuses épingles bien larges et bien profilées genre toboggan.
Après Ganges la ballade était finie. Il restait pas mal de kilomètres mais il s'agissait seulement de retrouver une respiration normale et une fréquence cardiaque présentable. Le paysage était toujours aussi fascinant mais les lignes droites se faisaient plus longues et plus nombreuses. Le cerveau de Léonce se remit en marche tout doucement. Dans les souvenirs coincés sous sa boite crânienne il y avait aussi celui où il s'était vu retirer sur le champ son permis de conduire par un préfet furibard de l'avoir surpris roulant à deux cent soixante-dix kilomètres heures. Il avait alors cent trente-deux ans et n'avait pas roulé en moto les dix années suivantes. Comment était-il possible d'avoir fait aujourd'hui une telle virée sans avoir vu un gendarme ni même un radar ? D'ailleurs en réfléchissant bien il n'avait pas vu non plus de panneau de limitation de vitesse et très peu de rails de sécurité et puis il y avait aussi ces quarante-cinq mille lignes dans ses cahiers, à première vue, sans trou, sans interruption...

Les remplaçants.
C'était un coup des remplaçants, en tous cas des plus jeunes, ceux qui avaient moins de trois cent ans. En fait c'est sur eux que repose la marche du monde, ils sont les seuls à encore pouvoir bouger, agir, décider. Et ils ne sont pas très nombreux et donc assez peu puissants. S’ils veulent affermir leur domination, il leur faut augmenter dramatiquement leur proportion dans la population. Dramatiquement, c'est le mot. Seuls des drames répétés pouvaient augmenter le taux des morts violentes unique possibilité pour favoriser l'expansion de cette espèce indispensable.
Éternels, les hommes avaient donc réinventé la mort et elle avait un goût de paradis. Cela aurait du l'indigner, le révolter, mais Léonce restait tranquille, même pas morose il acceptait l'idée du grand virage, du dernier, un peu comme une délivrance qu'il ne savait pas désirer. Dans trois jours il aurait tout oublié, cette pensée même aurait disparu et ne resterait de ces heures que deux lignes dans son cahier :

Alès/ Florac / Saint Jean du Gard/ L'Estréchure/ Saint André / Rousses / Cabrillac/
L'Espérou / Valleraugue / Ganges / Saint Hippolyte/ Anduze/ Alès : 276 Km-3h23'



Conseil au lecteur : Ouvrez Google Map et tapez ces deux lignes comme un itinéraire. Si les images s'allument laissez les venir, vous passerez un bon moment.