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Morositas

C'était l'époque ou les hommes étaient moroses. Ils n'étaient plus malheureux mais ils ne savaient encore rien du bonheur. Leur vie non seulement ne présentait plus d'aleas mais tous les risques en étaient mesurés et les garde fous nécessaires installés. En principe l'aventure existait encore mais toutes ses conséquences en étaient envisagées et amorties. Les prévisionnistes et experts en tous genres avaient affiné leurs sciences comme, quelques siècles plus tôt, les premiers d'entre eux à prendre leur rôle au sérieux, les météorologistes, avaient su le faire.

Assurée et rassurée, la vie des hommes était devenue régulière. On avait renoncé à toute manipulation pour tenter de forcer les diverses personnalités dans des cases préétablies et réputées adaptées aux besoins de la société. Non, dans ces temps avancés, les contours humains a première vue si différents s'étaient finalement avérés conformes aux principes des mathématiques fractales. Les similitudes répétitives avaient pu être parfaitement évaluées et les conséquences tirées de telle sorte que chaque existence, composante de l'entière l'humanité, était comme le morceau d'un puzzle qui s'emboite impeccablement dans son entourage multiple.

La science du calcul des probabilités s'était étiolée et finalement éteinte, tout n'était plus que certitudes. Les électrons avaient toujours des trajectoires erratiques mais à chaque instant on pouvait maintenant prédire, dire et confirmer leur position. Pour les hommes il en était de même, bien que l'on ait veillé à les tenir chacun dans l'ignorance la plus totale de leur propre parcours, ils sentaient bien le manque d'incertitude quand à la qualité du lendemain. Ils allaient donc d'un jour à l'autre, moroses, ne sachant plus que vouloir, que regretter ou même qu'espérer. Ils n'étaient jamais insatisfaits, mais la plénitude n'avait plus de goût. Leur vie était comme un bijou magnifique aux éclats mirobolants, mais enfermée dans un écrin d'ouate et de satin : inutile.

Le déclin avait donc commencé, presque imperceptiblement mais tout à fait sûrement. Il fallait réagir. D'ou l'idée est elle venue ? On ne se sait plus exactement (vices et vertus de la vie au sein d'une boule de coton). Toujours est-il qu'une nouvelle émission de télé fit son apparition, Rathalie Nihouet ayant refusé de vieillir c'est à elle qu'incomba le rôle de maître de cérémonie, d'autant que sont sourire est, était et demeure inoxydable, vous en êtes tous témoins. Autant le dire tout de suite le résultat fut admirable, je ne peux pas dire inespéré puisque nous savons bien que par définition tout est espérable et donc que nous pouvons tout espérer. C'est bien simple depuis Discorama de Denise Glaser, aucune émission télédiffusée n'eut autant d'impact sur la société de son temps que celle-ci.

Pourtant le concept était simple, voire éculé : une loterie, une simple loterie. Le genre avait disparu depuis longtemps ayant succombé, comme beaucoup d'autres éléments du décor des vies terrestres, sous l'excès de la réglementation. Depuis toujours on sait que la sécurité réside dans les lois et règlements en tout genre ; cette époque avait abusé de cette évidence et en mourrait. Les jeux en général et les loteries en particulier étaient autorisés sous réserve des deux conditions expresses suivantes : que tous participent et que tous les participants gagnent des lots strictements équivalents. Bien sûr les maîtres mots de telles obligations étaient égalité et démocratie. La roue de la fortune avait bien tenté de faire de la résistance mais outre le fait que toutes les cases étaient marquées de la même valeur, d'ailleurs insignifiante, l'émission fut finalement condamnée par la Cour Suprême car il était impossible matériellement à tous les humains d'être candidats simultanément.

Pourtant la délivrance vint d'une loterie parfaitement conforme aux voeux du législateur et qui pourtant s'avéra passionnante et même, mot oublié, révolutionnaire. Les premières fois le jeu fut annuel et occupa une très longue soirée du mois de Juin au moment de cloturer les programmes de l'année. Toutes les chaines le diffusèrent, absolument toutes. C'était la première condition de l'existence de ce programme : il devait concerner tout le monde. Cela s'appelait « les jours de nos vies ». L'aspect universel et officiel imposait une certaine modestie dans le ton et les moyens, on recycla donc les antiques cages chromées ayant servi au tirage du loto. On retira les quarante neuf boules portant des nombres et on les remplaça par seulement sept sphères légèrement plus grosses toutefois. Sur ces sphères l'on grava des noms communs archi connus : les noms des sept jours de la semaine. Selon le principe consacré, l'on tira sept boules consécutivement, cela donna des séries de sept jours dont seul l'ordre variait.

La première série fut :

mercredi, lundi, vendredi, samedi, mardi, dimanche, jeudi

Cette série gagnante fut partagée entre tous puisque par définition tous étaient gagnants. Le lot a partager par tous fut que quelques mois plus tard le premier janvier devait être un mercredi, le deux janvier un lundi suivi immédiatement par le vendredi trois auquel succéderait le samedi quatre puis le mardi cinq, le dimanche six, le jeudi sept...

Voilà donc la grande révolution : l'ordre immuable des jours depuis tant de siècles n'allait plus être fixe et serait dorénavant totalement aléatoire. Successivement au cours d'un programme varié et enlevé on tira l'ordre des jours des cinquante et une semaine suivantes, une année palpitante s'annonçait avec des combinaisons de contraintes et de possibilités tout à fait inédites.

C'était passionnant et instantanément tous étant concernés, tous révèrent à un autre avenir. Pourtant, cette révolution faillit bien capoter avant d'avoir eu lieu. Les syndicats s'avisèrent très vite que des acquis durement gagnés risquaient d'être passablement malmenés. Devant la levée de bouclier il fallut réglementer le nouveau principe. D'abord on décida de ne pas dissocier samedi et dimanche pour préserver un repos de deux jours consécutifs. Ensuite on profita de l'occasion pour corriger un des derniers aléas subsistant dans ce monde parfaitement régulé : la notion de pont entre un jour férié et un week-end. Dorénavant tous les jours fériés donneraient lieu à ponts, le patronat obtenant toutefois que l'on éviterait strictement les viaducs.

Il fut donc arrêté que Noël tomberait systématiquement un mardi forcément surlendemain d'un dimanche de même pour le jour de l'an. Le jeudi de l'ascension resta un jeudi avant veille forcée d'un samedi. Les protestations de Benoît 43 eurent pour conséquence que l'on ne toucha pas à la semaine Sainte, simplement comme pour Noël, le lundi de Pâques fut fixé au jour d'après le jour suivant le dimanche de la résurrection. On agit de même pour toutes les fêtes de toutes les religions et toutes les commémorations ce qui rétrécit un peu le champ de l'exercice. L'accord trouvé satisfit tout le monde et tous furent heureux quand ils comprirent que le premier mai ne foirerait plus jamais pour cause de dimanche.

Seulement il fallut faire un nouveau tirage, ce fut fait dès le mois de septembre suivant. La révolution pouvait commencer : elle mit beaucoup de piquant dans la vie de tous. Des combinaisons inédites purent être vécues. La plus remarquée arriva dès la première année : un samedi-dimanche fut suivi d'un autre samedi-dimanche. Quatre jours de repos d’affilé en plein hiver ! La vie redevint un peu imprévisible et le moral remonta en flèche. Le succès étant assuré l'avenir le fut aussi et pendant longtemps on vécut sur ce rythme largement syncopé.

Tout s'use, même ces irrégularités générèrent finalement des séquences dont les types, nombreux certes, finirent par être tout de même répertoriés et repérés puisque les tirages se faisaient pour une année entière et au moins six mois à l'avance.

Le spectre de la morosité menaçait à nouveau. On crut tenir la solution et la fébrilité que l'on ressentait conduisit à une mise en œuvre irréfléchie de ce qui fut le chant du cygne de cette glorieuse civilisation. « Les jours de nos vies » devint hebdomadaire. Chaque semaine à nom de jour fixe (mercredi) on tirait l'ordre des jours de la semaine suivante. Il y eut du suspens, de l'imprévu en fait plus rien ne fut prévisible, le « grand chambardement » est entré dans l'histoire avec les conséquences que nous vivons encore aujourd'hui. Mais j'aurai sûrement encore l'occasion d'évoquer cela avec vous...

Jean-Marc Donnat