Guerre de l’eau, baptême du feu…
J’avais vingt sept ans et c’était mon premier jour de travail à l’usine…Après la galère devenue traditionnelle à savoir : chômage pendant presque un an, puis stage de formation (pointu), je commençais ce jour là mon stage en entreprise. De manière absolument cynique ce stage n’avait aucun lien avec ce que je venais d’apprendre pendant quatre mois. Juste il permettait à la grande usine de s’offrir à l’œil un agent de maîtrise pendant cinq mois (et plus si affinités…). Me voici bombardé « chef d’atelier » une qualification raccord avec mon passé universitaire.
Si j’avais derrière moi une expérience technique adaptée, je n’avais jamais dirigé d’équipe et je ne savais pas trop à quoi m’attendre, presque le sentiment d’une usurpation. En attendant d’en savoir plus, je m’imaginais jouer un rôle de composition en m’appliquant le plus possible. Si possible commencer en douceur et ne pas faire de vague, aviser ensuite.
En fait, c’est dans le grand bain que je fus plongé dès la première heure. J’avais la responsabilité du service entretien, et ce jour là il y avait panne, une panne majeure qui durait déjà depuis au moins trente-six heures. Une vraie catastrophe car l’usine était arrêtée et deux cent cinquante ouvriers étaient au chômage technique. C’était sur mon service que reposait l’issue de la crise. Malaise…
Une énorme canalisation en acier de cinquante centimètres de diamètre avait cassé. Enfin, pour être précis, une vanne placée sur ce tuyau avait rendu l’âme, occasionnant une immense inondation. Circonstance aggravante, la scène se passait à trois mètres cinquante sous le sol. Il avait fallu creuser un large et profonde tranchée pour mettre à jour la tragédie. Vous connaissez sûrement la loi de Murphy dont je vous donne tout de même la teneur : « Tout ce qui est susceptible d’aller mal, ira mal ». Ici elle se vérifia avec acuité car c’est sous la route départementale longeant l’usine qu’il avait fallu creuser. La circulation de toute la ville avait dû être détournée à travers le parking de l’usine. Plus qu’une catastrophe, un désastre.
J’arrivais sur site au moment même ou la vanne neuve venait d’être livrée. Une fine équipe de compagnons était déjà à l’œuvre pour le remontage. Accrochée à un palan les trois cent kilos de fonte furent descendus dans les entrailles de la terre, la vieille vanne avait déjà été évacuée un tapis de gravier avait été installé au fond pour éviter de patauger dans la gadoue. Il fallut découper dans une plaque de caoutchouc un nouveau joint, le placer, positionner et aligner la vanne, puis solidariser le tout avec vingt-quatre gros boulons. Ce ne fut pas très long, une heure et demi suffit. Je ne savais pas trop quoi faire et je me tenais sur le bord de la tranchée regardant l’équipe que je ne connaissais pas travailler. Il fut décidé de remettre la canalisation en eau. Lourde et longue opération, il fallut deux heures. En premier, remettre en service la station de pompage un kilomètre plus haut au bord de la rivière. Ensuite, les bassins de décantation se remplirent et enfin l’eau arriva à la vanne.
…
Nous étions tendus, tremblants, et nous avions raison, car instantanément l’inondation reprit. La jonction entre la vanne neuve et l’ancienne conduite laissait passer le liquide en de multiple jets du plus mauvais effet. A côté de moi au bord du gouffre, le sous-directeur de l’usine, celui-là même qui m’avait embauché, était effondré. Tout fut arrêté et malgré plusieurs motopompes, il fallut encore quatre heures pour que l’on puisse accéder à la vanne. Personne ne me connaissait, personne ne me disait rien, le patron semblait ne pas me voir. Je ne supportais plus de rester là les bras ballants, Je descendis dans la tranchée. Il y avait là cinq hommes que j’apprendrai bientôt à connaître : Delbos, Rochetto, Lextreyt, Baylon et Brunet. La vanne fut démontée et enlevée avec son joint. Je m’approchais de la vieille canalisation pour reconnaître le problème. Malgré mes habits civils, je me mis à genoux sur de vagues chiffons et je vis tout de suite la cause du sinistre : dans la précipitation le plan de joint n’avait pas été nettoyé correctement et il subsistait des traces de l’ancien joint qui empêchaient la vanne de bien plaquer et causaient les fuites.
Pendant ce temps, les choses à la surface évoluaient aussi. Le sous-directeur était de retour mais il n’était pas seul. Une femme brune, d’une apparence austère l’accompagnait. Elle portait des lunettes… En fait comme un coup normal de la guerre permanente entre direction et syndicats, ces derniers avaient prévenu l’inspection du travail du chaos installé dans la petite ville et une inspectrice venait d’arriver pour s’assurer du respect des règles et des lois. Moi, je remarquais à peine cette présence mais ceux qui m’entouraient savaient exactement de quoi il retournait.
Toujours à genoux devant l’énorme tuyau, je demandais :
« Passez-moi un grattoir. »
On me mit dans la main cette longue tige avec une pointe triangulaire en forme de feuille de sauge. Trois arêtes tranchantes bien affutées. Je me mis en devoir de faire disparaître les résidus noirâtres. Delbos était lui aussi à genoux à coté de moi. Fermement, il me souffla à l’oreille :
« Laissez ! ce n’est pas à vous de faire ça. »
Je me sentis déstabilisé, un homme âgé, qui aurait pu être mon père me mettait à ma place et cette place était celle du chef. Cette observation fut d’un grand réconfort, elle me reconnaissait un rôle que j’imaginais avoir à imposer.
Je lui tendis le grattoir et me remis debout. Ma place fut prise par Baylon.
Tous les cinq maintenant s’affairaient silencieusement sur le chantier. Baylon et Delbos sur le gros tuyau, Lextreyt et Rochetto sur la vanne et Brunet resté en haut actionnait le palan. Tous étaient silencieux, penchés, concentrés, sur leur tâche, on entendait que les claquements et crissements des outils . C’est alors qu’une grosse voix grave résonna sans que a priori on put en déterminer l’origine :
« Femme à lunettes, femme à quéquette ! »
Je sentis comme un flottement là-haut, sur le bord de la tranchée. Ce fut le signal du repli pour l’inspectrice. Accompagnée du sous-directeur elle retourna dans les bureaux de la direction pour signifier ses observations. Le chantier allait se terminer, mais elle eut de lourdes exigences sécuritaires. Une lumière fut installée pour signaler le danger, des plaques de bois et des étais vinrent soutenir les flancs de la tranchée.
On remit l’eau et ce coup ci tout se passa bien. Cette longue journée de printemps touchait à sa fin. Il fallut encore quarante-huit heures pour tout terminer, mais le reste fut sans histoire. La vie reprit son cours.
…
Cette rude entrée en matière me fut finalement très utile. J’avais marqué des points par rapport à mon équipe et aussi par rapport à mon patron. Par la suite mon embauche définitive sembla n’être qu’une formalité. Par chance, je n’eus plus jamais à faire à l’inspection du travail.
Jean-Marc Donnat (10/11/2025)


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