

Comme un
personnage de roman...
Ce soir-là aux environs de vingt heures, Albin avait écouté l’allocution du président de la république. Au début attentivement mais très vite l’exaspération née de l’aspect manipulateur du discours avait bloqué sa perception du développement verbeux servant d’enrobage à la pilule amère.
Albin bouillait. Il lui fallait absolument apostropher, interpeller, répondre à cet homme manifestement intelligent mais dont les qualités intellectuelles ne servaient qu’à écrabouiller les évidences issues du sens commun.
Albin se prit à rêver de circonstances pouvant le mettre en présence de ce « Primus inter pares », lui permettant ainsi d’exprimer sa pensée :
Une défaillance du moteur de l’hélicoptère transportant l’élu l’obligeant à un atterrissage en pleine campagne, c’est-à-dire dans le vaste jardin d’Albin…
Une rencontre fortuite à la sortie de l’épicerie lors d’une visite incognito de sa petite cité cévenole par le dirigeant suprême…
Ou même, d’événements encore plus romanesques mais plausibles comme ceux ayant conduit une nuit de mai 1920 le président Paul Deschanel désorienté et en pyjama dans la cuisine d’un garde barrière sur la ligne de Montbrison…
Albin était assez âgé et expérimenté pour savoir que ces choses là n’arrivent jamais. En tous cas pas souvent, il n’y avait aucune probabilité raisonnable que cette rencontre si ardemment souhaitée intervienne. Il n’y a que dans les romans que ces choses adviennent !
Pourtant il fallait absolument que l’évidence de sa conviction retentisse dans la conscience de l’édile. Profondément contrarié Albin remâchait sa frustration.
Dans sa colère, Il laissait échapper des affirmations qu’il croyait porteuses de sens :
« Puisque ces choses n’arrivent que dans les romans, je deviendrai personnage de roman ! On verra ce qu’on verra… A bon entendeur salut ! »
Cette idée qui ne parait farfelue qu’aux non-initiés, fit assez rapidement son chemin dans la conscience d’Albin et finit par s’installer au mitan de sa volonté.
Devenir un personnage de roman. Ne plus être soumis aux aléas du hasard, cet ordonnateur insensible et cruel. Ne plus dépendre que de la pensée rigoureuse, subtile et lucide d’un écrivain possiblement de génie et ainsi se voir proposer des occasions inconnues dans la vie ordinaire des humains, dont celle qui lui tenait particulièrement à cœur : avoir un entretien privé avec le président de la république. Il savait exactement comment il lancerait et dirigerait la conversation.
Malgré la démangeaison qu’il en éprouvait, il savait que l’agressivité est inutile, contre-productive même. Il resterait calme et poli, courtois, il ferait tous ses efforts pour rajouter à la profondeur de son propos l’élégance du verbe. Quand l’occasion le permettrait il glisserait un zeste d’humour et userait d’esprit de répartie. Il est toujours bon de mettre les rieurs de son côté.
Mais comment devient-on personnage de roman ? Malgré toutes ses recherches, il ne trouva pas de tuto sur internet, ce sujet y étant complétement ignoré. Il lâcha donc la bride à l’attelage en paire de son intelligence et de son imagination. Le champ labouré s’avéra fertile, une procédure robuste et adaptée crut et se fortifia.
En premier il lui fallait trouver un romancier adapté à la situation à créer, quelqu’un de sérieux mais capable de distanciation. Quelqu’un pas trop porté sur le sexe afin de ne pas distraire le lecteur du sujet principal. Quelqu’un pas trop hermétique pour que le président puisse saisir toute la finesse de son intervention. Finalement il ne resta qu’une « short list » d’une dizaine de noms dont un prix Nobel de littérature et deux ou trois Goncourt. Il les sollicita tous par courrier mais n’obtint aucune réponse. Il passa donc à la phase deux et mit le siège à leurs résidences. Tous furent interpellés mais tous ne répondirent pas. Certains même se plaignirent et il se vit faire l’objet d’un rappel à la loi par les soins d’un commissaire atrabilaire. Le seul qui le reçut avait 92 ans, il ne se rappelait plus de grand-chose et ne savait même plus qu’il avait été écrivain. La discussion tourna court quand Albin réalisa qu’il n’avait rien compris de sa demande. Tout ce qu’il cherchait, était d’occuper une heure entre la fin de son repas de midi et le moment de son goûter. Ses enfants petits-enfants et arrière-petits-enfants ayant d’autres chats à fouetter, dans sa solitude, il lui incombait à cent pour cent de remplir le vide de sa vie. N’ayant plus ni le goût ni la force des plaisirs solitaires, la sollicitation d’Albin lui parut une aubaine. Las, le sonotone fut pris d’une violente et aigue crise de Larsen ce qui rajouta à la détresse de ce moment pourtant porteur des meilleurs augures.
Changer son fusil d’épaule, appliquer le plan B. Ecrire soi même une autobiographie. Une autobiographie romancée car il s’agissait d’amener sur le tapis un évènement non encore advenu. De toute façon la vie d’Albin avait été d’une "mornitude" à faire pâlir d’envie le Sahara et le Kalahari réunis. Son plus grand fait d’arme restant à ce jour une victoire par arrêt de l’arbitre lors d’un concours de pets dans le dortoir de l’internat en classe de seconde. C’était il y a presque quarante ans, il y a prescription, les effets secondaires ayant eu largement le temps de s’estomper. Depuis, rien ou presque si ce n’est ce projet de disputation en voie d’avortement.
Car c’est un fait largement reconnu, les éditeurs sont très réticents quant à ce genre littéraire qu’ils considèrent comme moins que mineur car il ne peut être porteur que de banalités dégoulinantes de guimauve (licence poétique car je sais très bien que la guimauve est une matière semi rigide particulièrement souple, pas un liquide).
Exit l’autobiographie.
Il y avait un plan C… Albin se résolut finalement à écrire un roman, un roman à la première personne, un roman à clé. En vue d’une parfaite transparence Albin prénomma son héros « Nabil ». C’est donc Albin/Nabil qui allait porter la parole de contradiction a ce président de la république assez orgueilleux pour se prendre pour un dieu, ayant été affublé d’un prénom en forme de slogan de campagne électorale : Emmanuel. Ce qui signifie en hébreu « dieu avec nous ».
Ayant écrit deux cent pages d’aventures ébouriffantes, Albin en vint au centre palpitant de son projet : LA RENCONTRE.
…
Ce jour-là, j’étais épuisé par une nuit torride et donc sans assoupissement (juste il faisait très chaud et la chaleur empêchait de dormir, qu’allez-vous imaginer ?) je me reposais sur un banc public à l’ombre des sophoras bordant la grande avenue. Le manque de sommeil pesait sur mes paupières qui irrésistiblement se fermèrent. Ma respiration même devenait lente et régulière, quand tout d’un coup un grand choc secoua le banc de bois et de fonte mélangés. Réveillé en sursaut, je considérais le scooter de grosse cylindrée qui venait de s’encastrer dans l’autre extrémité du rustique et massif mobilier urbain le déglinguant légèrement. Le pilote tout de cuir noir vêtu se releva prestement, il paraissait indemne. Claudiquant un peu il vint s’assoir sur le banc et enleva son casque, noir lui aussi, avec une visière fumée. Il éructa :
« Putain ! Je le sors de révision tout à l’heure et les freins lâchent… Je vais leur envoyer les CRS »
Stupéfait je reconnus le président. Il se murmurait qu’il avait repris l’habitude de son prédécesseur d’aller visiter sa maitresse incognito, sur un deux-roues anonyme. J’en avais maintenant la preuve. Prenant conscience de ma présence il sursauta. Il paraissait maintenant embarrassé et soucieux.
- Euh… Comment dire… Je vous serais infiniment reconnaissant Monsieur…
- Nabil, pour vous servir.
- Je vous serais reconnaissant Monsieur Nabil, de bien vouloir rester très discret quant à notre rencontre accidentelle de ce jour.
- Evidemment, vous pouvez compter sur ma discrétion Mr le président.
(Note du rédacteur : Nabil n’était pas vraiment conscient d’être le héros d’un roman qui bientôt allait être tiré à des dizaines de milliers d’exemplaires…)
Le président reprit :
-Merci ! Mon travail, ma charge, sont tellement écrasants que j’ai parfois besoin de souffler un peu. Finalement après toutes ces émotions ce banc convient très bien. Je rentrerai à pied.
Un silence tranquille s’établit et dura quelques minutes. Mais le président était obsédé par les affaires publiques et il reprit bientôt comme dans un monologue destiné à lui seul :
-Ils m’ont élu pour mettre en œuvre le programme que je leur ai proposé et maintenant que je l’exécute, ils font la révolution. C’est vraiment rude…
C’était l’occasion que j’attendais, celle pour laquelle j’avais manipulé la réalité afin de la rendre propice. J’allais enfin pouvoir répondre à ce discours stéréotypé, complètement « hors sol ». Je me sentais quand même un peu impressionné et sur le point de perdre mes moyens, mais je me ressaisis et éclaircis ma voix toussant légèrement, finalement je m’entendis dire :
-Il fait vraiment beau aujourd’hui, vous ne trouvez pas ?...
Jean-Marc Donnat
trouble subi(t)
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