Amour et Dentifrice
Il étendit la pâte sur la brosse. Il avait tendance à en mettre beaucoup, il aimait que l’on ne puisse plus voir le bout des poils, il aimait que le dentifrice fasse un cylindre bien régulier en équilibre sur le faisceau des brins de nylon. Il inséra la brosse dans sa bouche un bref instant à droite, puis à gauche en insistant. Ainsi le dentifrice était réparti assez uniformément. Dans une suite parfaitement logique, il se mit en devoir de frotter. Soigneusement. Devant, derrière, sur les coins, au fond ; plusieurs fois pour être sûr que tout soit nickel.
Pour se rincer la bouche, il prit de l’eau directement au bec du robinet. Il n’utilisait pas de gobelet. Il trouvait cela dégueulasse, le dentifrice se déposait en une auréole blanchâtre sur le bord du verre, la consistance semi liquide du produit n’était pas engageante et ensuite il fallait faire une vaisselle pas très facile, le mélange ayant tendance à adhérer.
Il recracha l’eau et recommença encore deux fois. Le but c’était d’avoir une bonne haleine, pas de déguster du dentifrice pendant une heure. Globalement il avait une bonne hygiène dentaire, son dentiste lui accordant régulièrement un satisfecit sur ce point. Cette opération en plein milieu d’après-midi était un peu superfétatoire, elle ne correspondait pas à une nécessité, juste une précaution.
Il allait prendre son service au « Grand Gambrinus », le bar ou il était serveur. Ils seraient deux pour assurer le service en salle jusqu’à la fermeture. C’est un établissement bien côté et donc très fréquenté. La charge est intense, mais sur le coup de huit heures il y a un creux : Les derniers apéros sont terminés et les soirées pas encore commencées. Le plus souvent avec sa collègue Albertine, ils ont la possibilité de s’asseoir quelques minutes pour souffler. Il y a une table discrète au fond, au coin du comptoir, ils s’y installent et ils parlent en sirotant une menthe à l’eau.
Aucune femme n’est banale, ainsi en est-il d’Albertine. Il n’y a rien de particulier dans son apparence pour attirer l’œil, d’autant qu’avec la stricte tenue noire qu’elle porte pour servir elle n’est pas particulièrement mise en valeur, mais elle est plutôt mignonne et elle a de longues jambes. Elle a un caractère égal et les aléas du travail sont toujours vécus en cherchant l’apaisement. Il n’a pas souvenir d’une dispute qui ait dégénéré ou même qui ait laissé une ombre de rancune. Tranquille et avenante.
Leurs discussions quotidiennes sont faites de tout et de rien et surtout d’eux, de leurs vies, de leurs émotions, de leurs joies, de leurs difficultés. Sans y prendre garde et sans que cela soit le moins du monde prémédité, ils sont devenus intimes, une intimité sans arrière-pensée, un peu comme s’ils étaient parents.
Complices aussi, par les vertus de la charge répétitive qu’ils assument à deux. Ils n’ont plus besoins de mots, un regard, un geste suffisent. Leur bonne entente ne se dément pas. Serait-ce de l’affection se demande-t-il depuis quelques temps ? Cela lui serait très agréable ; du coup le moindre frôlement et il y en a quand la salle est bien pleine, la moindre allusion, la moindre parole pas trop gardée sont surinterprétés, sur-ressentis.
Ces heures d’un service austère lui sont devenues légères, agréables et finalement trop peu nombreuses car un nouvel idéal lui est apparu : travailler plus pour aimer plus. La première urgence, la première nécessité, c’est que cela dure, il fait très attention à ne rien faire qui puisse casser ce qu’il croit être un fragile équilibre. Mais il espère aussi. Il ne veut rien provoquer, mais il aimerait tellement que quelque chose se produise, quelque chose comme une étincelle. Une étincelle qui mettrait le feu aux poudres. Il ne veut rien provoquer par peur de tout casser, mais il se tient prêt : il se lave les dents juste avant de venir prendre son service.
…
Ce jour-là, au creux de l’hiver, est finalement très calme. Les gens dissuadés par le froid intense restent chez eux. En fait il leur faut de très bonnes motivations pour sortir. C’est une de ces motivations qu’Albertine essaie de décrypter en évoquant une péripétie de l’après-midi :
- Il ou elle devait avoir un rendez-vous chez le dentiste…
Il venait de lui raconter pourquoi il lui avait fallu passer du temps tout à l’heure dans les toilettes de l’établissement. Il avait dû nettoyer une tache grandeur nature sur la glace du lavabo. Une grande tache blanche qui s’était avérée être du dentifrice.
- Oui, mais pourquoi recracher sur la glace ?
- Peut-être une quinte de toux malvenue…
Elle cherchait toujours des explications positives et n’imaginait pas un seul instant que cela ait pu être de la malveillance.
Entre eux, aucun sujet de discussion ne paraissait étrange. Naturellement, ce fut le tour de l’hygiène bucco-dentaire.
- Cela ne doit pas être très agréable de se laver les dents dans les toilettes d’un bar. En plus cette personne ne devait pas avoir de verre à dent.
- Moi, je ne me sers jamais d’un gobelet.
- Je déteste boire directement au robinet.
- Au moins ainsi on ne se fera jamais concurrence…
Là, cela devenait étrange. Un moment de silence fut le bienvenu. Elle se demandait ce que pouvait signifier cette évocation sibylline et lui se demandait quelle mouche avait bien pu le piquer pour qu’il évoque une vie qui leur serait commune. Le problème d’un tel silence c’est qu’il permet au malaise de croître. Il fallait, d’urgence, remettre les choses dans une perspective plus ordinaire, elle se lança :
- Moi j’aime bien prendre mes précautions, quand j’ai ce genre de rendez-vous, je me lave les dents chez-moi.
Le silence peut aussi être la conséquence d’une hésitation. Il hésitait à aller plus loin et il tarda à répondre, mais finalement croyant que l’évènement qu’il attendait était en train de se produire, il lança :
- Je prends toujours des précautions, même quand elles peuvent paraître étranges. Par exemple depuis quelques temps je me lave toujours les dents avant de venir travailler, on ne sait jamais ce qui peut arriver. Je l’ai fait tout à l’heure.
Ce fut à elle d’hésiter. Au bout d’un certain temps toutefois, fixant la pointe de ses pieds, elle souffla :
- Moi aussi je me suis lavé les dents avant de venir…
Émus et tremblants, ils se tournèrent l’un vers l’autre. Ils étaient déjà proches, ils furent l’un contre l’autre. Leurs lèvres s’unirent en un long baiser langoureux.
...
Ainsi se trouva finalement justifiée une consommation éhontée de dentifrice.
(récit plus bifluoré...)
Jean-Marc Donnat
trouble subi(t)
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